Comment le moine amena les pèlerins et les bonnes paroles que leur dit Grandgousier. Chapitre 45

Cette escarmouche parachevée se retira Gargantua avec ses gens, excepté le moine, et sur la pointe du jour se rendirent à Grandgousier, lequel en son lit priait Dieu pour leur salut et victoire. Et les voyant tous saufs et entiers les embrassa de bon amour, et demanda nouvelles du moine. Mais Gargantua lui répondit que sans doute leurs ennemis avaient

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le moine. « Ils auront (dit Grandgousier) donc male encontre ». Ce qu'avait été bien vrai. Pourtant encore est le proverbe en usage, de bailler le moine à quelqu'un. Adonc commanda qu'on apprêtât très bien à déjeuner, pour les rafraîchir. Le tout apprêté l'on appela Gargantua, mais tant lui grevait de ce que le moine ne comparait aucunement qu'il ne voulait ni boire ni manger. Tout soudain le moine arrive, et dès la porte de la basse cour, s'écria, « Vin frais, vin frais, Gymnaste, mon ami ». Gymnaste sortit et vit que c'était frère Jean qui amenait cinq pèlerins et Touquedillon prisonnier, dont Gargantua sortit au devant et lui firent le meilleur recueil que purent, et le menèrent devant Grandgousier, lequel l'interrogea de toute son aventure. Le moine lui disait tout : et comment on l'avait pris, et comment il s'était défait des archers, et la boucherie qu'il avait fait par le chemin, et comment
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il avait recouvert les pèlerins et amené le capitaine Touquedillon.

Puis se mirent à banqueter joyeusement tous ensemble. Cependant Grandgousier interrogeait les pèlerins, de quel pays ils étaient, dont il venaient, et où ils allaient. Lasdaller, pour tous, répondit : « Seigneur je suis de Saint Genou en Berry, cettui-ci est de Paluau, cettui-ci est de Onzay, cettui-ci est de Argy, et cettui-ci est de Villebrenin. Nous venons de saint Sébastien près de Nantes, et nous en retournons par nos petites journées. Voire mais (dit Grandgousier), qu'alliez-vous faire à saint Sébastien ? Nous allions (dit Lasdaller), lui offrir nos votes contre la peste.

—Ô (dit Grandgousier), pauvres gens, estimez-vous que la peste vienne de saint Sébastien ? —Oui, vraiment (répondit Lasdaller), nos prêcheurs nous l'affirment.

—Oui (dit Grandgousier), les faux

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prophètes vous annoncent-ils tels abus ? Blasphèment-ils en cette façon les justes et saints de Dieu, qu'ils les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains ? Comme Homère écrit que la peste fut mise en l'ost des Grégeois par Apollon, et comme les poètes feignent un grand tas de vejoves et dieux malfaisants. Ainsi prêchait à Sinais un cafard, que saint Antoine mettait le feu ès jambes. Saint Eutrope faisait les hydropiques. saint Gildas, les fous. saint Genou, les gouttes. Mais je le punis en tel exemple quoiqu'il m' appelât hérétique, que depuis ce temps cafard quiconque n'est osé entrer en mes terres. Et m'ébahis si votre roi les laisse prêcher par son royaume tels scandales. Car plus sont à punir que ceux qui par art magique ou autre engin auraient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le corps. Mais tels imposteurs empoisonnent les âmes ».

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Lui disant ces paroles entra le moine tout délibéré, et leur demanda : « Dont êtes vous, vous autres pauvres hères ? —De Saint-Genou, dirent ils. —Et comment (dit le moine) se porte l' abbé Tranchelion le bon buveur ? Et les moines, quelle chère font-ils ? Le cor Dieu, ils biscotent vos femmes cependant qu'êtes en romivage. —Hin hen (dit Lasdaller), je n'ai pas peur de la mienne. Car qui la verra de jour ne se rompra jà le col pour l'aller visiter la nuit. C'est (dit le moine) bien rentré de piques. Elle pourrait être aussi laide que Proserpine, elle aura par Dieu la saccade puisqu'il y a moines autour. Car un bon ouvrier met indifférentement toutes pièces en oeuvre. Que j'aie la vérole, en cas que ne les trouviez engrossées à votre retour. Car seulement l'ombre du clocher d'une abbaye est féconde.

—C'est (dit Gargantua) comme l'eau du Nil en Egypte, si vous croyez Strabon, et Pline livre 7 chapitre 3, avise que

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c'est de la miche, des habits et des corps ».

Lors dit Grandgousier  : « Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur, lequel vous soit en guide perpétuelle. Et dorénavant ne soyez faciles à ces ocieux et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez chacun en sa vocation, instruisez vos enfants, et vivez comme vous enseigne le bon apôtre saint Paul. Ce faisant, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des saints avec vous, et n'y aura peste ni mal qui vous porte nuisance ». Puis les mena Gargantua prendre leur réfection en la salle : mais les pèlerins ne faisaient que soupirer, et dirent à Gargantua  : « Ô qu'heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme ! Nous sommes plus édifiés et instruits en ces propos qu'il nous a tenus, qu'en tous les sermons que jamais nous furent prêchés en notre ville. C'est (dit Gargantua) ce que dit Platon livre 5 De republica, que lors les républiques seraient heureuses, quand les rois philosopheraient,

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où les philosophes règneraient. Puis leur fit emplir leurs besaces de vivres, leurs bouteilles de vin, et à chacun donna cheval pour soi soulager au reste du chemin, et quelques carolus pour vivre.

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