Comment Grandgousier traita humainement Touquedillon prisonnier. Chapitre 46

Touquedillon fut présenté à Grandgousier, et interrogé par icelui sur l'entreprise et affaires de Picrochole, quelle fin il prétendait par ce tumultuaire vacarme, à quoi répondit

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que sa fin et sa destinée était de conquêter tout le pays s'il pouvait, pour l'injure faite à ses fouaciers. C'est (dit Grandgousier) trop entrepris, qui trop embrasse peu étreint. Le temps n'est plus d'ainsi conquêter les royaumes avec dommage de son prochain frère chrétien, cette imitation des anciens Hercule, Alexandre, Hannibal, Scipion, César et autres tels est contraire à la profession de l'Évangile, par lequel nous est commandé garder, sauver, régir et administrer chacun ses pays et terres, non hostilement envahir les autres. Et ce que les Sarrasins et Barbares jadis appelaient prouesses, maintenant nous appelons briganderies, et méchancetés. Mieux eût-il fait soi contenir en sa maison, royalement la gouvernant, qu'insulter en la mienne, hostilement la pillant, car par bien la gouverner l'eût augmentée, par me piller sera détruit. Allez-vous-en au nom de Dieu  ; suivez bonne entreprise, remontrez
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à votre roi les erreurs que connaîtrez, et jamais ne le conseillez, ayant égard à votre profit particulier, car avec le commun est aussi le propre perdu. Quand est de votre rançon, je vous la donne entièrement, et veux que vous soient rendues armes et cheval, ainsi faut-il faire entre voisins et anciens amis, vu que cette nôtre différence, n'est point guerre proprement.

Comme Platon livre 5 De republica voulait être non guerre nommée, ains sédition, quand les Grecs mouvaient armes les uns contre les autres. Ce que si par male fortune advenait, il commande qu'on use de toute modestie. Si guerre la nommez, elle n'est que superficiaire : elle n'entre point au profond cabinet de nos coeurs. Car nul de nous n'est outragé en son honneur ; et n'est question, en somme totale, que de rhabiller quelque faute commise par nos gens, j'entends et vôtres et nôtres. Laquelle encore que connussiez, vous devez laisser couler

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outre, car les personnages querellants étaient plus à contemner, qu'à ramentevoir, mêmement leur satisfaisant selon le grief, comme je me suis offert. Dieu sera juste estimateur de notre différend, lequel je supplie plutôt par mort me tolir de cette vie et mes biens dépérir devant mes yeux, que par moi ni les miens en rien soit offensé. Ces paroles achevées appela le moine, et devant tous lui demanda, «  Frère Jean, mon bon ami, êtes-vous qui avez pris le capitaine Touquedillon ici présent ? —Sire (dit le moine), il est présent, il a âge et discrétion, j'aime mieux que le sachiez par sa confession que par ma parole ». Adonc dit Touquedillon : « Seigneur, c'est lui véritablement qui m'a pris, et je me rends son prisonnier franchement.

—L'avez vous (dit Grandgousier au moine) mis à rançon ? —Non, dit le moine. De cela je ne me soucie. —Combien (dit Grandgousier) voudriez-vous de sa prise ? Rien, rien (dit le moine), cela ne

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me mène pas ». Lors commanda Grandgousier que présent Touquedillon fussent comptés au moine soixante et deux mille saluts pour celle prise. Ce que fut fait cependant qu'on fit la collation audit Touquedillon, auquel demanda Grandgousier s'il voulait demeurer avec lui, ou si mieux aimait retourner à son roi. Touquedillon répondit qu'il tiendrait le parti lequel il lui conseillerait. « Donc (dit Grandgousier), retournez à votre roi, et Dieu soit avec vous ». Puis lui donna une belle épée de Vienne, avec le fourreau d'or fait à belles vignettes d'orfèvrerie , et un collier d'or pesant sept cent deux mille marcs, garni de fines pierreries, à l'estimation de cent soixante mille ducats, et dix mille écus, présent honorable. Après ces propos monta Touquedillon sur son cheval ; Gargantua pour sa sûreté lui bailla trente hommes d'armes, et six vingts archers sous la conduite de Gymnaste, pour le
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mener jusque ès portes de la Roche-Clermault, si besoin était. Icelui départi, le moine rendit à Grandgousier les soixante et deux mille saluts qu'il avait reçus, disant : « Sire, ce n'est ores que vous devez faire tels dons. Attendez la fin de cette guerre, car l'on ne sait quels affaires pourraient survenir. Et guerre faite sans bonne provision d'argent, n'a qu'un soupirail de vigueur.

Les nerfs des batailles sont les pécunes. —Donc (dit Grandgousier), à la fin je vous contenterai par honnête récompense, et tous ceux qui m'auront bien servi ».

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