Excuse de Panurge, et exposition de Caballe monasticque en matiere de beuf sallé. Chapitre XV.

Dieu (dist Panurge) guard de mal qui void bien et n’oyt goutte. Je vous voy tresbien, mais je ne vous oy poinct. Et ne sçay que dictez. Le ventre affamé n’a poinct d’aureilles. Je brame par Dieu de male rage de faim. J’ay faict courvée trop extraordinaire. Il fera plus que maistre mousche, qui de cestuy an me fera estre de songeailles. Ne souper poinct de par le Diable? Cancre. Allons frere

Jan desjeuner. Quand j’ay bien a poinct desjeuné, et mon stomach est bien a poinct affené et agrené, encores pour un besoing et en cas de necessité me passeroys je de dipner. Mais ne soupper poinct? Cancre. C’est erreur. C’est scandale en nature. Na ture a faict le jour pour soy exercer, pour travailler et vacquer chascun en sa neguociation: et pour ce plus aptement faire, elle nous fournist de chandelle, c’est la claire et joyeuse lumiere du Soleil. Au soir elle commence nous la tollir: et nous dict tacitement. Enfans vous estez gens de bien. C’est assez travaillé. La nuyct vient: il convient cesser du labeur: et soy restaurer par bon pain, bon vin, bonnes viandes: puys soy quelque peu esbaudir, coucher, et reposer, pour au lendemain estre frays et alaigres au labeur comme davant. Ainsi font les Faulconniers. quand ilz ont peu leurs oizeaulx, ilz ne les font voler sus leurs guorges: ilz les laissent enduire sus la perche. Ce que tresbien entendit le bon Pape premier instituteur des jeusnes. Il ordonna qu’on jeusnast jusques a l’heure de Nones. le reste du jour feut mis en liberté de repaistre. On temps jadis
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peu de gens dipnoient, comme vous diriez les moines et chanoines, aussi bien n’ont ilz aultre occupation, tous les jours leur sont festes: et observent diligemment un proverbe claustral, de missa ad mensam: et ne differeroient seulement attendans la venue de l’Abbé, pour soy enfourner a table: la en baufrant attendent les moines l’Abbé, tant qu’il vouldra, non aultrement ne en aultre condition: mais tout le monde souppoit, exceptez quelques resveurs songears, dont est dicte la cene comme coene, c’est a dire a tous commune. Tu le sçaiz bien frere Jan. Allons mon amy de par tous les Diables allons. Mon stomach abboye de male faim comme un Chien. Jectons luy force souppes en gueule pour l’appaiser: a l’exemple de la Sibylle envers Cerberus. Tu aymes les souppes de prime: plus me plaisent les souppes de Levrier, associées de quelque piece de laboureur sallé a neuf leçons.

Je te entends (respondit frere Jan). Ceste metaphore est extraicte de la marmite claustrale. Le laboureur, c’est le beuf, qui laboure ou a labouré: a neuf leçons, c’est

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a dire cuyct a perfection. Car les bons peres de religion par certaine Caballisticque institution des anciens, non escripte, mais baillée de main en main soy levans, de mon temps, pour matines, faisoient certains praeambules notables avant entrer en l’eclise. Fiantoient aux fiantouoirs, pissoient aux pissouoirs, crachoient aux crachouoirs, toussoient aux toussouoirs melodieusement, resvoient aux resvoirs, affin de rien immonde ne porter au service divin. Ces choses faictes, devotement se transportoient en la saincte Chapelle (ainsi estoit en leurs Rebus nommée la cuisine claustrale) et devotement sollicitoient que des lors feust au feu le beuf mis pour le desjeuner des religieux freres de nostre seigneur. Eulx mesmes souvent allumoient le feu soubs la marmite. Or est que matines ayant neuf leçons, plus matin se levoient par raison. Plus aussi multiplioient en appetit et alteration aux abboys du parchemin: que matines estantes ourlées d’une, ou trois leçons seulement. Plus matin se levans, par la dicte Caballe, plus tost estoit le beuf au feu: plus y estant, plus cuict restoit: plus cuict restant,
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plus tendre estoit, moins usoit les dens, plus delectoit le palat: moins grevoit le stomach, plus nourrissoit les bons religieux. Qui est la fin unicque et intention premiere des fondateurs: en contemplation de ce qu’ilz ne mangent mie pour vivre, ilz vivent pour manger, et ne ont que leur vie en ce monde. Allons Panurge.

A ceste heure (dist Panurge) te ay je entendu couillon velouté, couillon claustral et Cabalicque. Il me y va du propre cabal. Le sort, l’usure, et les interestz je pardonne. Je me contente des despens: puys que tant disertement nous as faict repetition sus le chapitre singulier de la Caballe culinaire et monasticque. Allons Carpalim. Frere Jan mon baudrier allons. Bon jour tous mes bons seigneurs. J’avoys assez songé pour boyre. Allons.

Panurge n’avoit ce mot achevé, quand Epistemon a haulte voix s’escria, disant. Chose bien commune et vulgaire entre les humains est, le malheur d’aultruy entendre, praevoir, congnoistre, et praedire. Mais ô que chose rare est son malheur propre praedire, congnoistre, praevoir, et

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entendre. Et que prudentement le figura AEsope en ses Apologes, disant chascun homme en ce monde naissant une bezace au coul porter: on sachet de laquelle davant pendent sont les faultes et malheurs d’aultruy tousjours exposées a nostre veue et congnoissance: on sachet darriere pendent sont les faultes et malheurs propres: et jamais ne sont veues ne entendues, fors de ceulx qui des cieulx ont le benevole aspect .

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