Comment Pantagruel eut victoire bien estrangement des Dipsodes, et des Geans, Chapitre. xxviij.

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Apres tous ces propos Pantagruel appella leur prisonnier et le renvoya, disant. Va t'en a ton Roy en son camp, et luy dis nouvelles de ce que tu as veu, et qu'il se delibere de me festoyer demain sus le midy: car incontinent que mes galleres seront venues, qui sera de matin au plus tard je luy prouveray par dixhuyt cens mille combatans et sept mille Geans tous plus grans que tu me veois, qu'il a faict follement et contre raison de assaillir ainsi mon pays. En quoy faignoit Pantagruel avoir armee sur mer. Mais le prisonnier respondit qu'il se rendoit son esclave, et qu'il estoit content de jamais ne retourner a ses gens, ains plustost combatre avecques Pantagruel contre eulx, et pour dieu qu'ainsi le permist. A quoy Pantagruel ne voulut consentir, ains luy commanda que partist de la briefvement et allast ainsi qu'il avoit dict, et luy bailla une boette pleine de Euphorge et de grains de Coccagnide

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confictz en eau ardente en forme de compouste, luy commandant la porter a son Roy et luy dire que s'il en pouvoit manger une once sans boire, qu'il pourroit a luy resister sans peur, Adonc le prisonnier le supplia a joinctes mains que a l'heure de sa bataille il eust de luy pitié dont luy dist Pantagruel. Apres que tu auras le tout annoncé a ton Roy, metz tout ton espoir en dieu, et il ne te delaissera poinct. Car de moy encores que soye puissant comme tu peuz veoir, et aye gens infinitz en armes, toutesfoys je n'espere en ma force, ny en mon industrie: mais toute ma fiance est en dieu mon protecteur, lequel jamais ne delaisse ceulx qui en luy ont mis leur espoir et pensee.

Ce faict le prisonnier luy requist que touchant sa ranson il luy voulut faire party raisonnable.A quoy respondit Pantagruel, Que sa fin n'estoit de piller ny ransonner les humains, mais de les enrichir et reformer en liberté totalle.

Vaten (dist il) en en la paix du Dieu

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vivant: et ne suiz jamais maulvaise compaignie, que malheur ne te advienne.

Le prisonnier party Pantagruel dist a ses gens: Enfans j'ay donne entendre a ce prisonnier que nous avons armee sur mer, ensemble que nous ne leur donnerons l'assault que jusques a demain sus le midy, a celle fin que eulx doubtant la grande venue de gens, ceste nuyct se occupent a mettre en ordre et soy remparer: mais ce pendent mon intention est que nous chargeons sur eulx environ l'heure du premier somme.

Laissons icy Pantagruel avecques ses apostoles, Et parlons du roy Anarche et de son armee.Quand le prisonnier feut arrive il se transporta vers le Roy, et luy conta comment estoit venu un grand Geant nomme Pantagruel qui avoit desconfit et faict roustir cruellement tous les six cens cinquante et neuf chevaliers, et luy seul estoit saulvé pour en porter les nouvelles. Davantaige avoit charge dudict geant de luy

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dire qu'il luy aprestast au lendemain sur le midy a disner: car il deliberoit de le envahir a ladicte heure.Puis luy bailla celle boete en laquelle estoient les confitures. Mais tout soubdain qu'il en eut avalle une cueilleree, luy vint tel eschauffement de gorge avecque ulceration de la luette, que la langue luy pela. Et pour remede qu'on luy feist ne trouva allegement quelconques, sinon de boire sans remission: car incontinent qu'il ostoit le guobelet de la bouche, la langue luy brusloit. Par ce l'on ne faisoit que luy entonner vin en gorge avec un embut.Ce que voyans ses capitaines, Baschatz, et gens de garde, gousterent desdictes drogues pour esprouver si elles estoient tant alteratives: mais il leur en print comme a leur roy. Et tous flacconnerent si bien que le bruyt vint par tout le camp, comment le prisonnier estoit de retour, et qu'ilz debvoient avoir au lendemain l'assault, et que a ce ja se preparoit le Roy et les capitaines, ensemble
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les gens de garde, et ce par boire a tyre larigot. Parquoy un chascun de l'armee commencza Martiner, chopiner, et tringuer de mesmes. Somme ilz beurent tant et tant, qu'ilz s'endormirent comme porcs sans ordre parmy le camp.

Maintenant retournons au bon Pantagruel : et racontons comment il se porta en cest affaire.Partant du lieu du Trophee, print le mast de leur navire en sa main comme un bourdon: et mist dedans la hune deux cens trente et sept poinsons de vin blanc d' Anjou du reste de Rouen, et atacha a sa ceincture la barque toute pleine de sel aussi aisement comme les Lansquenettes portent leurs petitz panerotz.Et ainsi se mist en chemin avecques ses compaignons.

Quand il fut pres du camp des ennemys, Panurge luy dist. Seigneur voulez vous bien faire? Devallez ce vin blanc d' Anjou de la hune, et beuvons icy a la Bretesque.Aquoy condescendit voluntiers Pantagruel, et beurent

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si net qu'il n'y demeura une seulle goutte, des deux cens trente et sept poinsons excepté une ferriere de cuir bouilly de Tours que Panurge emplit pour soy. Car il l'appelloit son vademecum, et quelques meschantes baissieres pour le vinaigre. Apres qu'ilz eurent bien tire au chevrotin, Panurge donna manger a Pantagruel quelque diable de drogues composees de lithontripon, ne phrocatarticon, coudinac cantharidise, et aultres especes diureticques.Ce faict Pantagruel dist a Carpalim Allez en la ville gravant comme un rat contre la muraille, comme bien scavez faire, et leur dictes que a l'heure presente ilz sortent et donnent sur les ennemys tant roiddement qu'ilz pourront, et ce dit, descendez, prenant une torche allumee, avecques laquelle vous mettrez le feu dedans toutes les tentes et pavillons du camp, puys vous crierez tant que pourrez de vostre grosse voix, et partez dudict camp.Voire mais, dist Carpalim,
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seroit ce bon que je encloasse toute leur artillerie? Non non, dist Pantagruel, mais bien mettez le feu en leurs pouldres.A quoy obtemperant Carpalim partit soubdain et fist comme avoit esté decreté par Pantagruel, et sortirent de la ville tous les combatans qui y estoyent Et alors que il eut mis le feu par les tentes et pavillons, passoit legierement par sur eulx sans qu'ilz en sentissent rien tant ilz ronfloyent et dormoyent parfondement. Il vint au lieu ou estoit l'artillerie et mist le feu en leurs munitions, (Mais ce feust le dangier) le feu feut si soubdain que il cuida embrazer le pauvre Carpalim. Et n'eust esté sa merveilleuse hastiveté, il estoit fricasse comme un cochon, mais il departit si roidement q'un quarreau d'arbaleste ne vole pas plustost.Quant il feut hors des tranchees il s'escria si espoventablement, qu'il sembloit que tous les diables feussent deschainez. Auquel son s'esveillerent les ennemys, mais
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scavez vous comment? aussi estourdys que le premier son de matines, qu'on appelle en Lussonnoys, frotte couille.

Ce pendent Pantagruel commenca semer le sel qu'il avoit en sa barque, et par ce qu'ilz dormoyent la gueulle baye et ouverte, il leur en remplit tout le gouzier, tant que ces pauvres haires toussissoient comme regnards, cryans. Ha Pantagruel tant tu nous chauffes le tizon.Soubdain print envie a Pantagruel de pisser, a cause des drogues que luy avoit baille Panurge, et pissa parmy leur camp si bien et copieusement qu'il les noya tous: et y eut deluge particulier dix lieues a la ronde.Et dist l'histoire, que si la grand jument de son pere y eust este et pisse pareillement, qu'il y eust deluge plus enorme que celluy de Deucalion : car elle ne pissoit foys qu'elle ne fist une riviere plus grande que n'est le Rosne, et le Danouble.Ce que voyans ceulx qui estoient yssuz de la ville, disoient. Ilz sont tous mors cruellement

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voyez le sang courir. Mais ilz estoient trompez, pensans de l'urine de Pantagruel que feust le sang des ennemys, car ilz ne veoyent sinon au lustre du feu des pavillons et quelque peu de clarte de la Lune.Les ennemys apres soy estre reveillez voyans d'un cousté le feu en leur camp, et l'inundation et deluge urinal, ne scavoyent que dire ny que penser. Aulcuns disoient que c'estoit la fin du monde et le jugement final, qui doibt estre consommé par feu: les aultres, que les dieux marins Neptune, Protheus, Tritons, aultres les persecutoient, et que de faict c'estoit eaue marine et salee.

O qui pourra maintenant racompter comment se porta Pantagruel contre les troys cens geans.O ma muse, ma Calliope, ma Thalie inspire moy a ceste heure, restaure moy mes esperitz, car voicy le pont aux asnes de Logicque, voicy le trebuchet, voicy la difficulte de pouvoir exprimer l'horrible bataille que fut faicte.A la mienne volunte que je

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eusse maintenant un boucal du meilleur vin que beurent oncques ceulx qui liront ceste histoire tant veridicque.

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