Comment Panurge faict discours pour retourner a Raminagrobis. Chapitre XXIII.

Retournons (dist Panurge continuant) l’admonester de son salut. Allons on nom, allons en la vertus de Dieu. Ce sera oeuvre charitable a nous faicte: au moins s’il perd le corps et la vie, qu’il ne damne son ame. Nous le induirons a contrition de son peché: a requerir pardon es dictz tant beatz peres absens comme praesens. Et en prendrons acte, affin qu’apres son trespas ilz ne le de clairent haereticque et damné: comme les

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Farfadetz feirent de la praevosté d’ Orleans : et leurs satisfaire de l’oultrage, ordonnant par tous les convens de ceste province aux bons peres religieux force bribes, force messes, force obitz et anniversaires. Et que au jour de son trespas sempiternellement ilz ayent tous quintuple pitance: et que le grand bourrabaquin plein du meilleur trote de ranco par leurs tables, tant des Burgotz, Layz, et Briffaulx, que des presbtres et des clercs: tant des Novices, que des Profés. Ainsi pourra il de Dieu pardon avoir.

Ho, ho, je me abuse, et me esguare en mes discours. Le Diable me emport si je y voys. Vertus Dieu, la chambre est desja pleine de Diables. Je les oy desja soy pelaudans et entrebattans en Diable, a qui humera l’ame Raminagrobidicque, et qui premier de broc en bouc la portera a messer Lucifer. Houstez vous de la. Je ne y voys pas. Le Diable me emport si je y voys. Qui sçait s’ilz useroient de qui pro quo, et en lieu de Raminagrobis grupperoient le paouvre Panurge quitte? Ilz y ont maintes foys failly estant safrané

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et endebté. Houstez vous de la. Je ne y voys pas. Je meurs par Dieu de male raige de paour. Soy trouver entre Diables affamez? entre Diables de faction? entre Diables negocians? Houstez vous de la. Je guage que par mesmes doubte a son enterrement n’assistera Jacobin, Cordelier, Carme, Capussin, Theatin, ne Minime. Et eulx saiges. Aussi bien ne leurs a il rien ordonné par testament. Le Diable me emport si je y voys. S’il est damné, a son dam. Pour quoy mesdisoit il des bons peres de religion? Pour quoy les avoit il chassé hors sa chambre, sus l’heure que il avoit plus de besoing de leur ayde, de leurs devotes prieres, de leurs sainctes admonitions? Pour quoy par testament ne leurs ordonnoit il au moins quelques bribes, quelque bouffaige, quelque carreleure de ventre, aux paouvres gens qui n’ont que leur vie en ce monde? Y aille qui vouldra aller. Le Diable me emport si je y voys. Si je y allois, le Diable me emporteroit. Cancre. Houstez vous de la.

Frere Jan veulx tu que praesentement trente mille charretées de Diables t’emportent?

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Fays trois choses. Baille moy ta bourse. Car la croix est contraire au charme. Et te adviendroit ce que nagueres advint a Jan Dodin recepveur du Couldray au gué de Vedegué de VedeVede, quand les gens d’armes rompirent les planches. Le pinart rencontrant sus la rive frere Adam Couscoil Cordelier observantin de Myrebeau, luy promist un habit en condition qu’il le passast oultre l’eau a la cabre morte sus ses espaules. Car c’estoit un puissant ribault. Le pacte feut accordé. Frere Couscoil se trousse jusques aux couilles, et charge a son dours comme un beau petit sainct Christophle, ledict suppliant Dodin. Ainsi le portoit guayement, comme AEneas porta son pere Anchises hort la conflagration de Troie, chantant un bel Ave maris stella. Quand ilz feurent au plus parfond du gué, au dessus de la roue du moulin, il luy demanda, s’il avoit poinct d’argent sus luy. Dodin respondit, qu’il en avoit pleine gibbessiere, et qu’il ne se desfiast de la promesse faicte d’un habit neuf. Comment (dist frere Couscoil) tu sçaiz bien que par chapitre exprés de nostre reigle il nous est riguoureusement defendu porter
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argent sus nous. Malheureux es tu bien certes: qui me as faict pecher en ce poinct. Pourquoy ne laissas tu ta bourse au meusnier? Sans faulte tu en seras praesentement puny. Et si jamais je te peuz tenir en nostre chapitre a Myrebeau, tu auras du Miserere jusques a Vitulos. Soubdain se descharge, et vous jecte Dodin en plein eau la teste au fond. A cestuy exemple frere Jan mon amy doulx, affin que les Diables t’emportent mieulx a ton aise, baille moy ta bourse: ne porte croix aulcune sus toy. Le danger y est evident. Ayant argent, portant croix, ilz te jecteront sus quelques rochiers, comme les aigles jectent les tortues pour les casser, tesmoing la teste pelée du poëte AEschylus. Et tu te ferois mal mon amy. J’en seroys bien fort marry: ou te laisseront tomber dedans quelque mer je ne sçay ou, bien loing, comme tomba Icarus. Et seroit par apres nommée la mer Entommericque. Secondement sois quitte. Car les Diables ayment fort les quittes. Je le sçay bien quant est de moy. Les paillars ne cessent me mugueter, et me faire la court. Ce que ne souloient estant safrané et endebté. L’ame d’un home endebté
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est toute hectique et discrasiée. Ce n’est viande a Diables. Tiercement avecques ton froc et ton domino de grobis retourne a Raminagrobis. En cas que trente mille batelées de Diables ne t’emportent ainsi qualifié, je payeray pinthe et fagot. Et si pour ta sceureté, tu veulx compaignie avoir, ne me cherchez pas, non. Je t’en advise. Houstez vous de la. Je n’y voys pas. Le Diable m’emport si je y voys.

Je ne m’en souciroys (respondit frere Jan) pas tant par adventure que l’on diroyt, ayant mon bragmard on poing. Tu le prens bien (dist Panurge) et en parle comme docteur subtil en lard. On temps que j’estudiois a l’ eschole de Toleteeschole de ToleteTolete, le reverend pere en Diable Picatris recteur de la faculté diabolologicque, nous disoit que naturellement les Diables craignent la splendeur des espées, aussi bien que la lueur du Soleil. De faict Hercules descendent en enfer a tous les Diables, ne leurs feist tant de paour ayant seulement sa peau de Lion, et sa massue, comme par apres feist AEneas estant couvert d’un harnoys resplendissant, et guarny de son bragmard bien apoinct fourby et desrouillé a l’ayde et

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conseil de la Sibylle Cunnane. C’estoit (peut estre) la cause pourquoy le seigneur Jan Jacques Trivolse mourant a Chartres, demanda son espée, et mourut l’espée nue on poing, s’escrimant tout au tour du lict, comme vaillant et chevalereux, et par ceste escrime mettant en fuyte tous les Diables qui le guestoient au passaige de la mort. Quand on demande aux Massorethz et Caballistes, pourquoy les Diables n’entrent jamais en paradis terrestre? Ilz ne donnent aultre raison, si non que a la porte est un Cherubin tenent en main une espée flambante. Car parlant en vraye diabolologie de Tolete, je confesse que les Diables vrayement ne peuvent par coups d’espée mourir: mais je maintiens scelon la dicte diabolologie, qu’ilz peuvent patir solution de continuité. Comme si tu couppois de travers avecques ton bragmard une flambe de feu ardent, ou une grosse et obscure fumée. Et crient comme Diables a ce sentement de solution, laquelle leurs est doloreuse en Diable.

Quand tu voyds le hourt de deux armées, pense tu Couillasse, que le bruyt si grand et horrible que l’on y oyt, proviene

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des voix humaines? du hurtis des harnois? du clicquetis des bardes, du chaplis des masses? du froissis des picques, du bris des lances, du cris des navrez? du son des tabours et trompettes? du hannissement des chevaulx? du tonnoire des escoupettes et canons? Il en est veritablement quelque chose. force est que le confesse. Mais le grand effroy, et vacarme principal provient du dueil et ulement des Diables: qui la guestans pelle melle les paouvres ames des blessez, reçoivent coups d’espée a l’improviste, et patissent solution en la continuité de leurs substances aërées et invisibles: comme si a quelque lacquais crocquant les lardons de la broche, maistre Hordoux donnoit un coup de baston sus les doigts. Puys crient et ulent comme Diables: comme Mars, quand il feut blessé par Diomedes davant Troie, Homere dict avoir crié en plus hault ton et plus horrificque effroy, que ne feroient dix mille homes ensemble. Mais quoy? Nous parlons de harnoys fourbiz, et d’espées resplendentes. Ainsi n’est il de ton bragmard. Car par discontinuation de officier, et par faulte de operer, il est par ma foy plus
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rouille, que la claveure d’un vieil charnier. Pourtant faiz de deux choses l’une. Ou le desrouille bien apoinct et guaillard: ou le maintenant ainsi rouillé, guarde que ne retourne en la maison de Raminagrobis. De ma part je n’y voys pas. Le Diable m’emport si je y voys.

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