¶Comment Gargantua feut institue par Ponocrates en telle discipline, qu’il ne perdoit heure du jour. Chap. xxi.

Quand Ponocrates congneut la vitieuse maniere de vivre de Gargantua, delibera de aultrement le instituer en letres mais pour les premiers jours le tolera: considerant que nature ne endure poinct mutations soubdaines, sans grande violence. Pour doncques mieulx son oeuvre commencer, supplya un scavant medicin de celluy temps, nomme Seraphin Calobar sy: a ce qu’il considerast si possible estoit remettre Gargantua en meilleure voye. Lequel le purgea canonicquement avec Elebore de Anticyre, et par ce medicament luy nettoya toute l’alteration et perverse habitude du cerveau. Par ce moyen aussi Ponocrates luy feist oublier tout ce qu’il avoit aprins soubz ses antiques precepteurs, comme faisoit Timothe a ses dis ciples qui avoient este instruictz soubz aultres musiciens. Pour mieulx ce faire, l’introduisoyt es compaignies des gens scavans, qui la estoient, a l’emulation desquelz luy creust l’esperit et le desir de estudier aultrement et se faire valoir. Apres en tel

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train d’estude le mist qu’il ne perdoit heure quelconques du jour: ains tout son temps consommoit en letres et honeste scavoir. Se esveilloit doncques Gargantua environ quatre heures du matin. Ce pendent qu’on le frotoit, luy estoit leue quelque pagine de la divine escripture haultement et clerement avec pronunciation competente a la matiere. et a ce estoit commis un jeune page natif de Basche, nomme Anagnostes. Selon le propos et argument de ceste leczon, souventesfoys se adonnoit a reverer / adorer/ prier et supplier le bon Dieu : du quel la lecture monstroit la majeste et jugemens merveilleux. Puys s’en alloit es lieux secretz fayre excretion des digestions naturelles. La son precepteur repetoit ce que avoit este leu: luy exposant les poinctz plus obscurs et difficiles. Eulx retornans consideroient l’estat du ciel, si tel estoyt come l’avoient note au soir precedent: et quelz signes entroit le Soleil, aussi la Lune pour icelle journee. Ce faict estoit habille, peigne/ testonne/ acoustre/ et parfume, durant lequel temps on luy repetoit les leczons du jour d’avant. Luy mesmes les disoyt par cueur: et y fondoit quelques cas practiques et concernens l’estat humain, lesquelz ilz estendoient aucunesfoys jusques deux ou troys heures/ mais ordinairement cessoient lors qu’il estoit du tout habille. Puis par troys bonnes heures luy estoit faicte lecture. ce fait yssoient hors, tousjours conferens des propoz de la lecture: et se desportoient en
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Bracque ou es prez, et jouoient a la balle, ou a la paulme, galentement se exercens les corps, comme ilz avoient les ames au paravant. Tout leur jeu n’estoyt qu’en liberte: car ilz laissoient la partie quand leur plaisoyt, et cessoient ordinarement lors que suoient par my le corps, ou estoient aultrement las. Adoncq estoient tresbien essuez, et frottez, changeoient de chemise: et doulcement se pourmenans alloient veoir sy le disner estoyt prest. La attendens recitoient clerement et eloquentement quelques sentences retenues de la leczon. Ce pendent monsieur l’appetit venoyt: et par bonne oportunite s’asseoient a table. Au commencement du repas estoyt leue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses: jusques a ce qu’il eust print son vin. Lors (sy bon sembloyt) on continuoyt la lecture: ou commenceoient a diviser joyeusement ensemble, parlans pour les premiers moys de la vertus, propriete / efficace/ et nature, de tout ce que leur estoyt servy a table. Du pain/ du vin/ de l’eau/ du sel/ des viandes/ poissons/ fruictz/ herbes/ racines/ et de l’aprest d’ycelles. Ce que faisant aprint en peu de temps tous les passaiges a ce competens en Pline, Atheneus, Dioscorides, Galen, Porphyrius, Opianus, Polybius, Heliodorus, Aristotele, Aelianus, et aultres. Iceulx propos tenens faisoient souvent, pour plus estre asseurez, apporter
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les livres susdictz a table. Et si bien et entierement retint en sa memoire les choses dictes, que pour lors n’estoit medicin, qui en sceust a la moytie tant comme il faisoit, Depuis par apres devisoient des leczons leues au matin, et parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat, s’escuroit les dens avecques un trou de Lentisce, se lavoit les mains et les yeulx de belle eau fraische: et rendoient graces a dieu par quelques beaux cantiques faictz a la louange de la munificence et benignite divine. Ce faict on aportoit des chartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentilesses, et inventions nouvelles. Lesquelles toutes yssoient de Arithmeticque. En ce moyen entra en affection de ycelle science numeralle, et tous les jours apres disner et souper y passoient temps aussi plaisantement, qu’il souloyt es dez ou es chartes. A tant sceut d’icelle et theoricque et practicque, sy bien que Tunstal Angloys, qui en avoit amplement escript, confessa que vrayement en comparaison de luy il n’y entendoyt que le hault Alemant. Et non seulement d’ycelle, mais des aultres sciences mathematicques, comme Geometrie. Astronomie, et Musicque. Car attendans la concoction et digestion de son past, ilz faisoient mille joyeulx instrumens et figures Geometricques, et de mesmes practiquoient les canons Astronomicques. Apres se esbaudissoient a chanter musicalement a quatre et
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cinq parties, ou suz un theme a plaisir de guorge. Et au reguard des instrumens de musicque, il aprint jouer du luc, de l’espinette, de la harpe, de la flutte de Alemant et a neuf trouz, de la viole et de la sacqueboutte, Ceste heure ainsi employee, la digestion parachevee, se purgoit des excremens naturelz: puis se remettoit a son estude principale par troys heures ou davantaige: tant a repeter la lecture matutinale, que a poursuyvre le livre entreprins, que aussi a escripre et bien traire et former les antiques et Rhomaines lettres. Ce faict yssoient hors leur hostel, avecques eulx un jeune gentilhome de Touraine nomme l’escuyer Gymnaste, lequel luy monstroit l’art de chevalerie. Changeant doncques de vestemens monstoit sus un coursier/ sus un roussin/ sus un genet/ sus un cheval legier: et luy donnoyt cent quarrieres, le faisoit voltiger en l’air, franchir le fosse, saulter le palys, court tourner en un cercle, tant a dextre comme a senestre. La rompoyt non poinct la lance. Car c’est la plus grande resverye du monde, dire, J’ay rompu dix lances en tournoy, ou en bataille: un charpentier le feroit bien. Mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemys. De sa lance doncq asseree, verde et roidde, rompoyt un huys, enfonczoyt un arnoys, aculloyt une arbre, enclavoyt un aneau, enlevoyt une selle d’armes, un aubert, un guantelet. Le tout faisoit arme de pied en cap, Au reguard
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de fanfarer et fayre les petitz popismes sus un cheval nul ne le feist mieulx que luy. Le voltigeur de Ferrare n’estoyt q’un cinge en comparaison. Singulierement estoyt aprins a saulter hastivement d’un cheval sus l’aultre sans prendre terre. Et nommoyt on ces chevaulx / desultoyres, et de chascun couste la lance on poing monter sans estriviere, et sans bride guyder le cheval a son plaisir. Car telles choses servent a discipline militaire. Un aultre jour se exerceoyt a la hasche. Laquelle tant bien coulloyt: tant vertement de tous pics reserroyt, tant soupplement avalloyt en taille ronde, qu’il feut passe chevalier d’armes en campaigne, et en tous essays. Puis bransloyt la picque, sacquoyt de l’espee a deux mains, de l’espee bastarde, de l’espagnole de la dague et du poignart, arme, non arme, au boucler, a la cappe, a la rondelle. Couroyt le cerf, le chevreuil, l’ours, le daim, le sanglier, le lievre la perdrys, le faisant, l’otarde. Jouoyt a la grosse balle, et la faisoyt bondir en l’air autant du pied, que du poing. Luctoyt courroyt saultoyt, non a troys pas un sault non a clochepied, non au sault d’alemant. Car (disoyt Gymnaste) telz saulx sont inutiles, et de nul bien en guerre Mays d’un sault persoyt un fousse, volloit sus une haye montoyt six pas encontre une muraille et rempoyt en ceste faczon a une
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fenestre de la haulteur d’une lance. Nageoyt en parfonde eau, a l’endroict, a l’envers, de couste, de tout le corps, des seulz pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre transpassoyt toute la riviere de Loyre a Montsoreau sans le mouiller et tyrant par les dens son manteau, comme faisoyt Jules Cesar, puis d’une main entroyt par grande force en un basteau: d’icelluy se gettoyt de rechief en l’eau la teste la premiere, sondoyt le parfond, creuzoyt les rochiers et goufres de la fosse de Savigny. Puis ycelluy basteau il tournoyt / gouvernoyt/ menoyt hastivement lentement, a fil d’eau contre cours, le retenoyt en plene escluse, d’une main le guidoyt. de l’aultre s’escrymoyt avecq un grand aviron, tendoyt le vele, montoyt au matz par les traictz, couroyt sus les brancquars, adjustoyt la boussole, contreventoyt les boulines, bendoyt le gouvernail. Issant de l’eau roydement montoyt encontre la montaigne, et devalloyt aussi franchement, gravoyt es arbres comme un chat. saultoyt de l’une en l’aultre comme un escurieux, abastoyt les gros rameaux comme un aultre Milo : avec deux poignars asserez, et deux poinssons esprovez, montoyt au hault d’une maison comme un rat, descendoit puys du hault en bas en telle composition des membres, que de la cheute n’estoyt aulcunement greve. Jectoyt le dart, la barre, la pierre, la javeline, l’e
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spieu, la halebarde, enfonceoyt l’arc, bandoyt es reins les fortes arbalestes de passe, visoyt de l’harquebouse a l’oeil affeustoyt le canon, tyroit a la butte, au papagay du bas en mont, d’amont en val, davant, de coste, et en arriere, comme les Parthes. L’on luy atachoyt un cable en quelque haulte tour pendent en terre: par icelluy avecques deux mains montoyt, puys devaloyt sy roidement, et sy asseurement, que plus ne pourriez parmy un pre bien egualle. L’on luy mettoyt une grosse perche apoyee a deux arbres a ycelle se pendoyt par les mains, et d’ycelles alloyt et venoyt sans des pieds a rien toucher, que a grande course on ne l’eust peu aconcepvoir. Et pour se exercer le thorax et poulmons, crioyt comme tous les diables. Je l’ouy une foys appelant Eudemon depuis la porte de Besse jusques a la fontaine de Narsay Stentor n’eut oncques telle voix a la bataille de Troye Et pour gualantir les nerfz l’on luy avoyt faict deux grosses saulmones de plomb chascune du poys de huys mille sept cens quintaulx lesquelles il nommoyt alteres. Icelles prenoyt de terre en chascune main et les elevoyt en l’air au dessus de la teste, et les tenoyt ainsy sans soy remuer troys quars d’heure et davantaige qui estoyt une force inimitable. Jouoyt aux barres avecques les plus fors. Et quand le poinct advenoyt se tenoit sus ses pieds tant roiddement qu’il se abandonnoyt es plus fors en cas qu’ilz
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le feissent mouvoir de sa place. Comme jadys faisoyt Milo. A l’imitation du quel aussy tenoyt une pomme de grenade en sa main, et la donnoyt a qui luy pourroyt houster. Le temps ainsi employe luy frotte, nettoye, et refraischy d’habillemens/ tout doulcement s’en retournoyt et passans par quelques prez, ou aultres lieux herbuz visitoient les arbres et plantes, les conferens avec les livres des anciens qui en ont escript comme Theophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer, et Galen. Et en emportoient leurs plenes mains au logis, desquelles avoyt la charge un jeune page nomme Rhizotome, ensemble des marrochons, des pioches, cerfouettes, beches, tranches, et aultres instrumens requis a bien arborizer. Eulx arrivez au logis ce pendent qu’on aprestoyt le soupper repetoient quelques passaiges de ce qu’avoyt este leu et s’asseoient a table. Notez ycy, que son disner estoit sobre et frugal, car tant seulement mangeoyt pour refrener les haboys de l’estomach, mays le souper estoyt copieux et large. Car tant en prenoyt que luy estoyt de besoing a soy entretenir et nourrir. Ce que est la vraye diete prescripte par l’art de bone et sceure medicine, quoy q’un tas de badaulx medicins herselez en l’officine des Arabes conseilent le contraire. Durant ycelluy repas estoyt continuee la leczon du disner, tant que bon sembloyt, le reste estoyt consomme en bons propous
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tous letrez et utiles. Apres graces rendues se adonnoient a chanter musicallement, a jouer d’instrumens harmonieux, ou de ces petitz passetemps qu’on faict es chartes, es dez et goubeletz, et la demouroient faisans grand chere et s’esbaudissans aulcunesfoys jusques a l’heure de dormir, quelque foys alloient visiter les compaignies des gens letrez, ou de gens que eussent veu pays estranges. En pleine nuyct davant que soy retyrer alloient on lieu de leur logys le plus descouvert veoir la face du ciel, et la notoient les cometes sy aulcunes estoient, les figures, situations, aspectz oppositions et conjonctions des astres. Puis avecques son precepteur recapituloyt briefvement a la mode des Pithagoricques tout ce qu’il avoyt leu, veu, sceu faict et entendu on decours de toute lajournee. Si prioient dieu le createur en l’adorant, et ratiffiant leur foy envers luy, et le glorifiant de sa bonte immense, et luy rendant graces de tout le temps passe, se recommendoient a sa divine bonte pour tout l’advenir. Ce faict entroient en leur repous.

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