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Comme Panurge navigua tant qu’il trouva une montaigne de beurre frayz, et au pres d’icelle ung fleuve de laict portant bateau. Chapitre XVIII.

Apres les grandes et diverses infortunes que nous avions portees et souffertes ignorans en quelle terre et contree nous nous debvions retirer pour estre asseures et quittes d’adversitez par cas fortuit nous arrivasmes come dieu le voulut es isles fortunees desquelles Ptolomee, Strabo et plusieurs

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aultres cosmographes parlent et font mention en leurs livres, desquelles isles je crains moult d’en dire la verite de peur d’en mentir, car au vray dire c’est une chose admirable et fort merveilleuse a croire, et n’estoit que vous scavez bien que ne suis point menteur ny controuveur de bourdes, bien a peine me croiriez vous.

Car en icelles isles entre les aultres choses dignes de memoire il y a une grande et excessive montaigne toute de beurre frais, le plus beau et le meilleur de quoy jamais homme goustast, la quelle est commune a tous ceulx et celles qui en veulent prendre, je ne la vouldroye pas enseigner aux flamans. car combien qu’elle soit grande je croy qu’ilz la mettroyent a fin.

Du pied d’icelle montaigne sourd ung grand fleuve tout de laict, portant bateau comme la riviere de seine, le plus doulx et le plus gras que jamais bouche d’homme scauroit manger ny gouster.

Du long d’icelluy fleuve vers soleil levant, il y a une aulte et merveilleuse montaigne de bien cinquante lieues de long toute de farine, aussi blanche comme belle neige, ou comme vous pourriez dire le fin sablon d’estampes, la quelle est commune a tout le monde. Il en prend qui veult, elle ne couste que a bouter dens le sac.

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De l’aultre couste d’icelluy fleuve, il y a une fontaine grosse a merveilles de la quelle sourd ung aultre gros fleuve, tout de poys coulez au lard tous chauldz, desquelz moy et mes gens mangeasmes, tant que aulcuns d’iceulx soubz le nez de vous, chierent en leurs chausses, de sorte qu’ilz les rendoient par le colet de leurs pourpoint, au moyen de quoy aulcuns furent malades jusques a la mort.

En ycelluy fleuve croissoient les andouilles salees toutes fraisches, de la longueur de quarante ou cinquante toises du moins, les meileures que jamais homme mangeast, mais il les fault faire cuire avec lesdictz poys qui les veult trouver bonnes, elles n’ont nulz os non plus que celles de milan, et sont ainsi fermes et solides.

Nous en amplismes le bas de nostre navire, et les coupasmes par troncons, de la longueur de chevrons, que nous entassames les ungs sur les aultres comme buches de moule, les troncons sont plus gros que une grosse tonne a harancz soretz.

Mais que nous faisions nostre festin et banquet joyeulx, si vous plaist de vous y trouver nous vous en donnerons.

Sur la rive d’icelluy fleuve, il y a de grandz arbres qui sont vers en tous temps, comme sont

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houlx, lauriers, ou aurengiers plus haulx et plus elevez que les plus haulx sapins que vous vissiez jamais, lesquelz portent ung fruict long d’environ troys toises, qui est comme casse fistule et y en a de masles et de femelles, dedans les cosses des masles croissent les boudins tous rostis, et dedans celluy des femelles croissent les saulcisles toutes chauldes et toutes rosties.

Quant l’on en veult manger il ne les fault que escosser comme l’on feroit febves, nous en fismes bonne provision d’escossez et a escosser pour ce que nous ne scavions ou nous nous pourrions trouver.

Audict fleuve de laict il y a des anguilles, des lamprois, et des gongres qui ont bien une grande lieue de long, aussi blanches come belle neige.

Je fis mettre une saulcisse a ung gros hain, avec une corde que je fis jecter audict fleuve, mais il vint incontinent une anguille longue de plus de mille toises, qui avala hain et saulcisse, par quoy elle demoura prinse et accrochee, mais il nous falut avoir ung cabesten pour la tirer hors de l’eau et du fleuve.

Et pour ce faire nous fusmes tous empeschez et ne la cuidasmes jamais tirer.

Quant elle fut hors, je la fis escorcher, et en fis seicher la peau au soleil, et d’une partie je

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fis faire des voiles a mon navire, pour ce que les vielles estoient fort rompues et cassees pour la tormente que nous avions eue en divers lieulx de la mer.

De l’aultre partie mes gens feirent faire des hallecretz, et des manteaulx, et des cappes a l’espaignole, et en furent tous revestus et chaussez, dont bien nous print, car nous en avions tous bon besoing.

Sur lesdictz fleuvez n’y avoit aulcuns moulins a vent, ny a eaue, car les habitans du pays n’en ont que faire a cause de ladicte montaigne de farine, en descendant vers la mer du long d’iceulx fleuves, tant de laict que de poys coulez au lard.

Nous trouvasmes une belle et grande champaigne la ou ceulx du pays plantent les oeufz a la houe, comme l’on faict les febves en France avec une cerfouette.

Lesquelz oeufz germent en la terre, et jectent une tige haulte de plus d’une lance, laquelle produict des cosses longues d’une toyse, et y a en chascune cosse trente ou quarante oeufz du moins.

Desquelz ceulx du pays vivent, car ilz n’ont poinct d’aultre fruict que lesdictz oeufz, lesquelz sont plus gros sans comparaison que les oeufz d’une oye, et sont fort bons et de bonne digestion, et

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engendrent bon sang, comme je scay par experience. Le pays est nomme par les habitans l’isle des Coquardz.

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