Des chevaux factices de Gargantua. Chapitre 12

Puis afin que toute sa vie fût bon chevaucheur, l'on lui fit un beau grand cheval de bois lequel il faisait penader, sauter, voltiger,

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ruer et danser tout ensemble, aller le pas, le trot, l'entrepas, le galop, les ambles, l'aubin, le traquenard, le camelin et l'onagrier. Et lui faisait changer de poil, comme font les moines de courtibaux selon les fêtes, de bailbrun, d'alezan, de gris pommelé, de poil de rat, de cerf, de rouan, de vache, de zencle, de pecile, de pie, de leuce.

Lui-même d'une grosse traîne, fit un cheval pour la chasse, un autre d'un fût de pressoir à tous les jours, et d'une grand chaîne une mule avec la housse pour la chambre. Encore en eut-il dix ou douze à relais, et sept pour la poste. Et tous mettait coucher auprès de soi.

Un jour le seigneur de Painensac visita son père, en gros train et apparat, auquel jour l'étaient semblablement venus voir le duc de Francrepas et le comte de Mouille Vent. Par ma foi le logis fut un peu étroit pour tant de gens, et singulièrement les étables : donc le maître

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d'hôtel et fourrier dudit seigneur de Painensac pour savoir si ailleurs en la maison étaient étables vaques : s'adressèrent à Gargantua jeune garçonnet, lui demandant secrètement où étaient les étables des grands chevaux, pensant que volontiers les enfants décèlent tout.

Lors il les mena par les grands degrés du château passant par la seconde salle en une grande galerie, par laquelle entrèrent en une grosse tour, et eux montant par d'autres degrés, dit le fourrier au maître d'hôtel, cet enfant nous abuse, car les étables ne sont jamais au haut de la maison. C'est (dit le maître d'hôtel) mal entendu à vous. Car je sais des lieux à Lyon, à La Baumette, à Chinon et ailleurs, où les étables sont au plus haut du logis, ainsi peut-être que derrière y a issue au montoir. Mais je le demanderai plus assurément. Lors demanda à Gargantua. Mon petit mignon, où nous menez-vous ? À l'étable

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(dit-il) de mes grands chevaux. Nous y sommes tantôt, montons seulement ces échelons.

Puis les passant par une autre grande salle, les mena en sa chambre, et retirant la porte voici (dit-il) les étables que demandez, voilà mon Genet, voilà mon Guildin, mon Lavedan, mon Traquenard, et les chargeant d'un gros livier, je vous donne (dit-il) ce Frizon, je l'ai eu de Francfort. Mais il sera vôtre, il est bon petit chevalet, et de grand peine avec un tiercelet d'autour, demi-douzaine d'épagneuls, Et deux lévriers vous voilà roi des perdrix et lièvres pour tout cet hiver. Par saint Jean (dirent ils) nous en sommes bien, à cette heure avons-nous le moine. Je le vous nie, dit-il. Il ne fut trois jours à céans.

Devinez ici duquel des deux ils avaient plus matière, ou de soi cacher pour leur honte, ou de rire, pour le passe-temps ?

Eux en ce pas descendant tous confus,

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il demanda. Voulez-vous une aubelière ? Qu'est-ce ? disent-ils. Ce sont (répondit il) cinq étrons pour vous faire une muselière.

Pour ce jourd'hui (dit le maître d'hôtel) si nous sommes rôtis, jà au feu ne brûlerons, car nous sommes lardés à point, en mon avis. Ô petit mignon, tu nous as baillé foin en corne : je te verrai quelque jour pape. Je l'entends (dit-il) ainsi. Mais lors vous serez papillon et ce gentil papegai, sera un papelard tout fait. Voire, voire, dit le fourrier

Mais (dit Gargantua) devinez combien y a de points d'aiguille, en la chemise de ma mère ? Seize, dit le fourrier Vous (dit Gargantua) ne dites l'évangile. Car il y en a sens devant et sens derrière et les comptâtes trop mal. Quand (dit le fourrier) Alors (dit Gargantua) qu'on fit de votre nez une dille, pour tirer un muid de merde : et de votre gorge un entonnoir, pour la mettre en autre vaisseau : car les fonds étaient éventés.

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Cordieu (dit le maître d'hôtel) nous avons trouvé un causeur. Monsieur le jaseur Dieu vous garde de mal, tant vous avez la bouche fraîche.

Ainsi descendant à grande hâte sous l'arceau des degrés, laissèrent tomber le gros livier, qu'il leur avait chargé : dont dit Gargantua. Que diantre vous êtes mauvais chevaucheurs : votre courtaut vous faut au besoin. S'il vous fallait aller d'ici à Cahusac, qu'aimeriez-vous mieux, ou chevaucher un oison, ou mener une truie en laisse ? J'aimerais mieux boire, dit le fourrier.

Et ce disant entrèrent en la salle basse, où était toute la brigade : et racontant cette nouvelle histoire, les firent rire comme un tas de mouches.

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